Loyers commerciaux, un mois qui a changé la face du monde de l’immobilier commercial.

Thierry Domas, 20 avril 2020

Les chiffres sont vertigineux et les enjeux énormes.

La fermeture des commerces non essentiels décidée par le Gouvernement depuis le 14 mars 2020 et le vote de la loi d’urgence sanitaire liée à la pandémie mondiale COVID 19 ont conduit à l’arrêt de l’activité de plus de 200.000 points de vente non alimentaires et de 150.000 restaurants (traditionnels, de chaîne ou de restauration rapide).

Plusieurs millions de salariés sont ainsi concernés et l’impact sur le chiffre d’affaires (annuellement environ 70 milliards d’euros) entraînera probablement la disparition d’un certain nombre de petites entreprises ainsi qu’une augmentation du chômage.

Les compagnies d’assurances, en l’état, ne couvriront pas les pertes d’exploitation liées à l’épidémie. D’une part parce que les pandémies ne rentrent pas dans la liste des risques assurés et d’autre part parce qu’elles semblent considérer qu’elles sont dans la cadre de la force majeure.

L’enjeu du paiement des loyers commerciaux pendant cette période de fermeture est donc évidemment devenu un sujet majeur pour toutes les entreprises, petites ou grandes, touchées par la crise sanitaire.

Dès le 14 mars 2020 les grandes fédérations du commerce (via Procos, la fédération représentative du commerce spécialisé) appelaient clairement à l’annulation des loyers et charges pendant la période de fermeture ; appel repris par un ensemble significatif de groupements professionnels de la restauration et de l’habillement.

Dès le 16 mars 2020, nous avions adressé à nos clients commerçants individuels et grandes chaînes de restauration concernés par les fermetures obligatoires une note juridique croisant plusieurs arguments de droit tels que la force majeure, l’obligation de délivrance , l’exception d’inexécution et et l’imprévision que nous concluions par une recommandation engagée d’interrompre le paiement des loyers et par un modèle de courrier à adresser aux bailleurs.

Parallèlement, les mesures liées à l’épidémie entraînaient la quasi fermeture des tribunaux.

La loi d’urgence sanitaire du 23 mars 2020 autorisait le gouvernement à prendre par ordonnance toute mesure «permettant de reporter intégralement ou d’étaler le paiement des loyers , des factures d’eau de gaz et d’électricité afférents aux locaux professionnels et commerciaux. » . En application de cette loi d’habilitation, une ordonnance, limitée dans sa portée aux micro entreprises, était publiée dès le 25 mars 2020.

Elle oubliait déjà la notion de report intégral et d’étalement du paiement des loyers laissant cette question à résoudre entre les parties. Elle se contentait d’indiquer que les sanctions pour non-paiement étaient suspendues de même que la mise en œuvre des éventuelles garanties financières données par les locataires.

Beaucoup de bailleurs institutionnels ou autres grandes sociétés foncières, voyant le danger venir, avaient déjà communiqué leur accord pour des paiements mensuels au lieu de trimestriels ainsi que pour des étalements de loyers et des reports, au cas par cas, du paiements des loyers.

Certains grands bailleurs de centres commerciaux dont la Compagnie de Phalsbourg, la SOCRI, Ceetrus et Inqka anticipaient le débat qui s’annonçait et publiaient des communiqués confirmant l’annulation des loyers pour leurs locataires (hors commerces alimentaires non concernés) pour la période du 15 mars au 15 avril 2020 .

Au lendemain de l’intervention du Président de la République du 13 avril, la Compagnie de Phalsbourg réitérait pour la période de prolongation du confinement son annulation des loyers.

Mais les grandes foncières multinationales majoritaires dans le secteur (UNIBAIL RODAMCO WESTFIELD, HAMMERSON et autres) ne l’entendaient pas ainsi ; leurs grands cabinets d’avocats français et anglo-saxons produisaient des notes juridiques (par ailleurs assez mesurées …) pour donner encore quelques arguments à ces sociétés cotées dont la valeur -pour certaines- avait chuté de plus de 50% depuis début mars.

Côté locataires, dès le 15 mars 2020, les grandes entreprises du secteur et particulièrement celles de la restauration avaient pris la décision de bloquer le paiement des loyers et d’entrer en discussion avec leurs bailleurs .

Certaines entreprises multinationales de commerce de détail non alimentaire basées aux Etats-Unis ont même purement et simplement notifié à leurs bailleurs européens à la fin du mois de mars qu’elles cesseraient le paiement de leurs loyers jusqu’à la fin de la crise qu’elles estimaient durer jusqu’au 30 juin 2020, au mieux .

Elles ne faisaient que prendre acte de la situation américaine et de l’arrêt des paiements des loyers par les grandes chaines de distribution non alimentaire :

https://www.vanityfair.com/news/2020/04/why-the-coming-mortgage-crisis-may-be-worse-than-the-last-one

Plus modestement et partout en France, les commerçants, artisans et même les professions libérales ont soit écrit à leurs bailleurs, soit purement et simplement cessé le paiement de leur loyer provisoirement. Il ont également demandé à bénéficier du chômage partiel pour leurs salariés, des financements garantis par l’Etat et de toutes les mesures leur permettant d’essayer de passer le cap de cet arrêt sans précédent de l’économie du pays et du monde en général.

Depuis un mois,revues juridiques, réseaux professionnels et publications se ruent sur les positions doctrinales des grands avocats, professeurs de droit et juristes d’entreprise spécialisés en droit des contrats en général et en droit des baux commerciaux en particulier.

Des avocats de renom tels que Me Jehan-Denis BARBIER, Me Charles-Edouard BRAULT, Jean Pierre BLATTER et beaucoup d’autres analysent la situation au regard de la jurisprudence passée des Tribunaux et Cours.

Un assez grand nombre d’entre eux conclut que les arguments juridiques en faveur de l’annulation des loyers pendant cette période sont plus importants que ceux qui doutent ou s’opposent frontalement à cette idée.

Me Gilles HITTINGER ROUX, avocat spécialisé dans les baux commerciaux et travaillant exclusivement pour des locataires commerciaux, a adressé le 2 avril 2020 une lettre à la Garde des Sceaux au nom de sociétés de commerce exploitant dans plus de 3250 points de vente fermés pour l’inviter à faire connaître sa position dans ce débat juridique. On attends encore la réponse ….

Indépendamment du caractère exceptionnel de la situation qui doit évidemment conduire les bailleurs à soutenir leurs locataires au risque de les perdre définitivement le Droit vient au secours des confinés avec les arguments suivants :

La situation actuelle ressort de la force majeure prévue par l’article 1218 du code civil ; c’est un évènement échappant au contrôle du débiteur qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées qui empêche l’exécution de son obligation par le débiteur.

Il y a dans le contrat de locations deux débiteurs: le locataire qui occupe les lieux, est tenu de les exploiter et d’en payer le loyer, et le bailleur qui est tenu à une obligation de délivrance des lieux et doit assurer à son locataire une jouissance paisible du bien qu’il loue.

Or dans les décisions de fermeture « administrative » des commerces empêchent purement et simplement toute exécution du contrat : outre l’absence du chaland confiné chez lui, le locataire ne peut jouir du local donné à bail.

La suspension de l’exécution de l’obligation de délivrance du bailleur en raison d’un cas de force majeure s’impose à lui et justifie, réciproquement l’exception d’inexécution par le preneur de son obligation de paiement sur le fondement de l’article 1219 du code civil .

Ainsi et comme l’écrivent les juristes cités, l’impossibilité temporaire d’exécuter le contrat justifie sa suspension pendant la période considérée ce qui signifie que les obligations réciproques des parties disparaissent pendant cette période : pas de délivrance, pas d’exécution possible, pas de loyers dus.

Ici plus que jamais le Droit rejoint le bon sens.

Les bailleurs commerciaux institutionnels ou financiers trouveront des modalités pour rassurer leurs actionnaires ; ils oublieront le paiement des loyers pour une période somme toute courte dans la durée d’un bail commercial (quelques mois face à 9 ou 12 ans de durée du contrat) ; ils proposeront que la suspension du bail entraîne sa prorogation pour une durée équivalente de sorte que les actuaires s’y retrouvent.

On peut également penser que l’Etat et les Banques, par diverses mesures de report de mensualités et déductibilités fiscales, aidera les bailleurs pour qui cette annulation de loyers représente un effort difficile.

Mais surtout, l’annulation des loyers sauvera les actifs immobiliers déjà malmenés par la concurrence de la vente en ligne et contribuera pour une juste part au sauvetage du commerce français de détail non alimentaire.